Les fins et les moyens - Propos du 1er juin 1927 (Propos sur les pouvoirs, p. 126). Ceux qui détiennent le pouvoir de gouverner accomplissent une tâche difficile, à laquelle ils apportent un savoir, une compétence qui ne sont pas discutables. L'obéissance qu'ils exigent des citoyens est justifiée. Des arguments pertinents et solides montrent qu'il est mauvais de remettre en question les moyens de leur gouvernement. Cependant l'on voit aussi trop souvent que parmi ceux-ci se rencontrent les suspicions, les emprisonnements, les supplices, les massacres. Ceux qui les emploient ne manquent pas de payer des discours qui leur donnent raison. Des idéologues serviles sont prêts en toute occasion, même monstrueuse, à expliquer au bon peuple que c'était la seule chose à faire, qu'il n'y avait rien de mieux à faire. Car, disent-ils, le gouvernement sait mieux que quiconque ce qu'est la situation, quels y sont les risques, et quels en sont les remèdes. Afin de contrebalancer les interventions qui visent à justifier l'injustifiable, il faut que parmi les citoyens s'élèvent des voix qui disent non, qui plaident contre les pouvoirs. Il est du devoir d'une conscience citoyenne d'exprimer son refus des moyens criminels ou simplement injustes. Il lui revient aussi de faire en sorte que sa voix entraîne le plus grand nombre de concitoyens à les condamner ouvertement. C'est contribuer à donner force au souverain, qui ne délègue au gouvernement que les moyens et non la fin de son action. C'est lui permettre d'exercer sur le gouvernement un contrôle qui évitera la dérive à laquelle il tend naturellement de décider des fins, ou de les compromettre par l'usage de moyens qui leur sont incompatibles. Telle est d'ailleurs la tâche à laquelle se consacre Alain dans les Propos qu'il livre quotidiennement à la Dépêche de Rouen.Dans un texte célèbre (République, 488a-489d) Platon a comparé l'Etat à un navire : le peuple en est le patron, mais il a l'oreille dure et la vue basse. Autour de lui toutes sortes de jean-foutre se disputent le gouvernail, usent de la plus basse flatterie, voire même de la violence pour l'obtenir. Lorsqu'ils l'ont, ils font la fête avec ceux qui les y ont aidés, dilapident la cargaison et ne se préoccupent plus de conduire le navire, qui va à sa perte. On peut penser que ce tableau constitue une description de la démocratie, puisque le portrait qui est fait du patron est celui du peuple. La morale de la fable serait qu'il ne convient pas de laisser le peuple décider des affaires politiques, auxquelles il ne connaît rien et qu'il convient de renvoyer aux spécialistes. Toutefois son interprétation peut hésiter entre deux clés. La première verrait dans le patron l'assemblée populaire aussi incompétente que nombreuse, qui se laisse abuser par les démagogues qui vont prendre à sa place les décisions : dans ce cas ce serait effectivement le régime démocratique qui serait caricaturé. Il faudrait alors choisir une autre forme de gouvernement, l'aristocratique vraisemblablement, sous condition cependant que le critère sur lequel sont jugés les meilleurs soit celui du savoir. La seconde ferait du patron le peuple souverain, qui doit de toute façon désigner un gouvernement, qu'il soit démocratique, aristocratique ou monarchique, dont la compétence est de toute façon douteuse : dans ce cas la critique viserait une cible beaucoup plus large. La leçon serait alors différente et inviterait le citoyen conscient et responsable à faire entendre sa voix pour corriger les déviations et les abus du gouvernement. Le lecteur qui commence le Propos peut incliner vers la première solution ; mais lorsqu'il l'achève il a assimilé la seconde. La première remarque d'Alain est pour dire que la fable écarte un certain type de gouvernement. Effectivement il ne viendrait à l'idée de personne de faire gouverner un navire par un capitaine dont il n'aurait pas vérifié la compétence. C'est bien sur la base d'un savoir prenant pour objet la mer, les côtes, la météorologie, l'astronomie, le navire lui-même et la composition des forces qui assurent sa stabilité et son mouvement, que l'on peut prétendre le gouverner. Celui qui n'a pas fait les études nécessaires pour comprendre et maîtriser ces choses n'a aucun titre à être capitaine. C'est évidemment l'objection qu'on adresse au régime monarchique dans sa version héréditaire : on se trouverait capitaine par la seule raison que papa l'était déjà ! L'absurdité d'un tel système n'est plus à démontrer, Rousseau ayant dit ce qu'il fallait (Contrat social, Livre III, chapitre 6). S'il y eut des rois compétents, il y eut aussi sur le trône des enfants débiles (François II), des fous (Charles VI), des indifférents (Louis XV), et même des criminels (Richard III). Les défenseurs de la monarchie objecteront que le roi ne gouverne pas seul, mais aidé d'un Conseil et citeront de grands ministres qui ont accompli au service de leur maître de grandes choses au bénéfice de l'Etat. Sans doute, mais est-ce autre chose qu'un correctif apporté au principe du gouvernement héréditaire, plaidant au fond pour l'élection ? D'ailleurs dans le même temps où le monarque est héréditaire, les charges le sont aussi : le collecteur d'impôts reçoit sa charge de son père, le juge de même, le colonel aussi. Le but d'une charge ainsi transmise n'est nullement l'administration de l'Etat, mais l'enrichissement personnel. Au niveau subalterne comme au niveau suprême, la transmission du pouvoir de père en fils constitue pour le peuple une servitude. La reconnaissance du critère du savoir dans l'attribution du pouvoir en délivre. Sans doute, mais cela ne réjouit pas Alain pour autant. Le savoir est un autre moyen de tyrannie. Si l'on choisit le capitaine pour sa compétence, on ne peut plus le contester. Il a suivi les cours d'un Institut d'études politiques, il a obtenu un diplôme de l'Ecole nationale d'administration, il a déjà assumé des fonctions importantes dans l'exercice desquelles il a montré de l'efficacité : il a fait ses preuves. Peut-on permettre à n'importe qui de le critiquer ? A celui qui critique on répondra qu'il est un ignorant et qu'il ferait mieux de se taire. Il n'est pas possible que le simple citoyen, qui n'a pas suivi les mêmes Hautes études, comprenne toujours la pertinence de ses décisions. Mais, suggèrera-t-on, le chef ne pourrait-il expliquer son action ? Pourtant on ne peut légitimement demander qu'il fasse comprendre en quelques discours un savoir qui lui a demandé des années de travail. Ce serait nier la nécessité de ses études ; autant vaudrait dire qu'on peut s'improviser contrôleur des finances, diplomate ou chef des armées. Il faut donc renoncer à demander au gouvernement de faire œuvre pédagogique. Il faut se résoudre à admettre ses décisions sans les comprendre. Il faut même parier que l'immense majorité des citoyens ne les comprendra pas. Cela va très loin : c'est de la faculté de compréhension que dépend la légitimité d'un examen, d'une discussion, d'une contestation. Contester le pouvoir, c'est alors illégitimement se prétendre aussi compétent que lui, ce qui est d'une prétention insoutenable. Mais dès lors c'est la discussion elle-même qui est intolérable, et le simple examen qui est absurde, comme dans ce cas dont Spinoza par exemple se fait l’écho : " chez les Turcs la discussion même passe pour sacrilège et tant de préjugés pèsent sur le jugement que la droite raison n'a plus de place dans l'âme et que le doute même est rendu impossible " (Traité théologico-politique, préface), ou encore "si la paix doit porter le nom de servitude, de barbarie et de solitude, il n'est rien pour les hommes de si lamentable que la paix" (Traité politique, chapitre VI, §4). Toutefois si la critique est fauteuse d’échec, le grand Turc a parfaitement raison de trancher les têtes qui s'imagineraient avoir le droit de penser.
La France de la IIIe République n'en était sans doute pas là. Pourtant il faudrait considérer avec attention au XXIe siècle comme au précédent ce que signifie l'existence d'un débat politicien dans lequel l'opposition exerce contre le gouvernement un droit de critique permanente. Ceux qui prétendent substituer leur gouvernement à celui qui est en place n'ont-ils pas eux aussi suivi les Hautes études qui leur en donnent la compétence ? N'ont-ils pas été même les condisciples de ceux qui sont actuellement au pouvoir ? Sont-ils sans expérience ? On ne peut en tout cas pas le prétendre de ceux qui ont déjà exercé le pouvoir. Ils sont comme un capitaine, quelquefois renommé, embarqué sur le navire et mis au nombre des passagers. Le gouvernement peut-il permettre à d'anciens ministres de le critiquer ouvertement ? Peut il les laisser semer parmi les personnels de l'Etat le doute sur la justesse de sa politique ? Il ne peut les autoriser à insinuer au percepteur que les impôts ne sont pas justes, à l'ambassadeur que la paix n'est pas juste, au général que l'offensive n'est pas juste. Comment ces hauts fonctionnaires exécuteraient-t-ils correctement la manœuvre qui leur est demandée, s'ils ne sont pas persuadés qu'elle est la meilleure ou la seule possible ? Au moins dans certaines circonstances délicates les critiques de l'opposition relèvent-elles de la haute trahison.
Mais au fond y a-t-il une seule circonstance où la critique ne constitue pas un frein à l'action, où elle n'en entrave pas le bon développement, où elle ne conduit pas à son échec ? Contrairement à la navigation maritime, car toute métaphore a ses limites, la navigation politique est sans fin. On ne peut pas dire qu'à telle échéance, proche ni même lointaine, elle sera achevée dans le sens où l'on aurait réglé tous les problèmes, apaisé tous les conflits, satisfait toutes les revendications. La vie des sociétés ne cesse de faire apparaître des réalités complètement nouvelles et insoupçonnables quelques jours avant, parce que le travail des hommes ne cesse de produire du nouveau qui transforme et quelquefois bouleverse les données matérielles et avec celles-ci les esprits. Contrairement à la navigation maritime la navigation politique est toujours périlleuse. On ne peut pas dire que la mer est calme, et que la traversée est donc facile, car ici la navigation ne se fait pas seulement contre la mer, elle se fait aussi contre les autres navires. Et si par chance ce n'est pas contre eux mais avec eux, les difficultés n'en sont pas moindres pour autant. Or il n'y a aucun port où le navire de l'Etat pourrait se mettre en congé de navigation, remettre à plus tard la solution des problèmes. On peut se demander si contrairement à ce qu’explique Machiavel (Discours, Livre Ier, chapitre 37) en politique temporiser ne serait pas toujours aller à l'échec. Le gouvernement est donc fondé en toutes circonstances à faire taire les critiques et à s'opposer même seulement à l'examen de sa politique. " Aux fers donc l'esprit fort qui discute ; aux fers le matelot qui écoute ".
On serait tenté de se rassurer en se disant qu'il existe des tribunaux maritimes où sont jugés les capitaines qui ont perdu leur navire. Lorsque un navire est coulé, même au plus fort d'une terrible tempête, si son capitaine a la chance d'échapper à la mer, il n'échappera pas pour autant à la justice maritime. Le tribunal examinera avec beaucoup de soin les circonstances, il discutera les décisions, et peut-être rendra le capitaine responsable de la perte de la cargaison et du navire. Celle des hommes à vrai dire compte moins que celle du chargement. On serait tenté de souhaiter qu'il existe pour le navire de l'Etat de semblables tribunaux, où l'on jugerait les fautes commises dans le gouvernement. Le ministre a-t-il fait suivre à l'Etat la meilleure route, l'a-t-il armé comme il convenait, dans la rencontre du péril a-t-il manœuvré savamment ? Et singulièrement, puisqu'il s'agit ici de la vie des hommes, on aimerait juger ceux qu'on accuse de la mort injustifiée de trois, de cent, voire de dix mille d'entre eux. Au moment où écrit l'auteur, il n'a pas oublié ce qu'ont vécu les soldats de l'armée française en 1917. Un état-major incapable de comprendre la situation militaire et encore moins d'imaginer une décision efficace a ordonné à plusieurs reprises des attaques insensées, où les hommes étaient fauchés par milliers à peine avaient-ils bondi hors de la tranchée. Qui leur a demandé compte de ces hommes-là ? Et lorsque les survivants ont refusé d'obéir aux ordres qui les envoyaient à leur tour se faire tuer inutilement, le haut commandement a décidé de réprimer dans l'œuf ce qu'il tenait pour une intolérable mutinerie et ordonné de fusiller pour l'exemple des soldats, qui d'ailleurs n'étaient pas nécessairement choisis parmi ceux qui avaient désobéi. Le cinéaste Stanley Kubrick a réalisé sur cet épisode, " trois soldats irréprochables, accusés de couardise et de mutinerie, qu'on fusillait pour l'exemple ", écrit-il lui-même, un film admirable : les Sentiers de la gloire (1957). Le caporal Maupas, par exemple, issu du département de la Manche, a été exécuté dans ces conditions. Ces fusillades sont une infamie sans nom, dont on aimerait juger les coupables.
Cependant l'auteur n'a là-dessus aucune illusion. L'ouverture d'un procès à ce sujet amènerait d'abord à énoncer fermement le principe du droit à l'erreur qu'il faut reconnaître même à celui qui est compétent, et ensuite des discussions sans fin pour chercher ce qui se serait passé si ces crimes n'avaient pas eu lieu, si les officiers généraux avaient choisi une autre solution : c'est ce qu'on ne peut évidemment pas savoir. On ne peut pas refaire l'histoire. Il faut donc renoncer à demander justice des actes de gouvernement qui ont causé des morts qu'on pouvait éviter. Il est désespérant d'y penser. Parvenu à ce point de sa réflexion, Alain a fermé toutes les issues au désir du citoyen d'exercer un contrôle sur le pouvoir politique. Or c'est précisément à ce moment-là que par une sorte de renversement, sans lâcher pour autant la vieille métaphore, il montre comment ce contrôle est possible. La compétence de l'homme de métier, qui a suivi les écoles, fût-il général, ambassadeur ou contrôleur des finances, ne s'étend jamais que sur les moyens et nullement sur les fins de l'action politique.
Le capitaine du navire n'en est pas l'armateur. Or s'il appartient bien au capitaine de choisir la meilleure route possible, de faire face à la tempête et d'assurer le succès de la navigation, il ne lui appartient pourtant pas d'en déterminer la destination. De la même manière, si lourdes que soient les tâches du politicien, il ne lui revient pas de choisir une orientation politique. Le peuple doit sans doute le laisser seul juge des moyens qui lui semblent nécessaires à son action, mais il demeurera réciproquement lui-même seul juge des fins qu'il lui semble bon de viser. L'obéissance du citoyen aux pouvoirs n'est inconditionnelle que parce qu'elle ne porte pas sur ce qu'il en attend, mais seulement sur les voies à emprunter pour l'obtenir. Le tyran voudrait éliminer la discussion sur les fins, affirmant que tout le monde est d'accord pour vouloir richesse et puissance. Et sans doute aucun peuple ne veut être miséreux. Mais la question se pose aussi de hiérarchiser correctement cette fin avec une autre, qui est la justice. Le peuple veut-il encore de la richesse et de la puissance si elles ne s'obtiennent qu'au détriment de la justice ? N'est-il pas prêt au contraire à y renoncer au bénéfice de celle-ci ? Le tyran voudrait bien qu'on lui accorde les suspicions, les emprisonnements, les supplices et les massacres comme des moyens quelquefois inévitables de parvenir à la puissance.
Mais ici prend place nécessairement un débat sur le rapport des fins et des moyens. Contrairement à ce qu'on dit parfois, aucun peuple n'accepte des moyens qui déshonorent ses fins. Aucun philosophe non plus ! On attribue à Machiavel ce cynisme consistant à affirmer que la fin justifie les moyens. Mais si une lecture de ses œuvres peut donner quelque consistance à cette sordide maxime, il ne s'agit pas des Discours. Par contre dans l'analyse qu'il fait de l'action de César Borgia et de quelques autres condottieri sans scrupules, il peut effectivement désigner à l'attention de son lecteur l'usage de moyens immoraux relevant de la fourberie et de la cruauté. Cependant le Prince n'est écrit, relève Rousseau (du Contrat social, Livre III, chapitre 6) que pour mettre en garde les républicains contre l'oubli de la virtù. Si les peuples n'en ont plus, ils perdront nécessairement leur souveraineté au profit d'aventuriers qui n'en ont pas davantage. Encore Borgia n'était-il pas des pires, puisqu'il avait le sens de l'Etat. Ces remarques ne nous éloignent pas d'Alain, car ce à quoi il invite ses lecteurs n'est rien d'autre que la virtù républicaine. En quoi peut-elle consister, sinon à exprimer son refus à coup sûr des massacres, mais aussi des emprisonnements et des supplices insupportables à tout honnête homme ? Celui qui se tait devant ces pratiques, alors même qu'il ne peut les ignorer, manque précisément de virtù. C'est avec des hommes qui se taisent qu'on fait les tyrannies, c'est sur leur silence que reposent le nazisme et le stalinisme.
L'indignation, je ne dis pas in petto mais celle qui s'exprime, est d'un homme qui fait passer le bien public avant son intérêt personnel. Son intérêt personnel est peut-être de se taire, de dissimuler son jugement aux pouvoirs abusifs, et de recevoir le salaire de son silence. Mais quel est celui qui ne rougirait pas de ce choix devant ses enfants ? Quel monde leur prépare-t-il, s'il ne dit rien ? Sans la justice la puissance de l'Etat donne un certain genre de sécurité : celui qu'on a dans les prisons, nourri, logé, blanchi (cf. Rousseau, du Contrat social, Livre Ier, chapitre 2). Il a de quoi satisfaire le ventre, mais non le cœur ni la tête. Parmi les hommes tous n'acceptent pas la domination du ventre. Faisant taire non l'indignation mais la crainte, ils protestent même contre les suspicions. Il leur est intolérable que l'on traite en suspects ceux qui ont telle opinion, telle religion, telle origine. Car de la suspicion on passe bientôt à la rafle et de celle-ci à l'extermination. Sans doute est-il impossible de protester contre l'extermination sans être soi-même exterminé. Sans doute est-il malaisé de protester contre la rafle sans être soi-même raflé. Mais loin de plaider contre l'indignation et la protestation ce constat plaide au contraire en leur faveur, car ce n'est pas quand les choses en sont déjà venues au pire, que vient le temps d'en dire son refus. C'est dès le germe de la première injustice qu'il faut élever la plus ferme et la plus claire condamnation. A l'inverse la première petite compromission conduit à la seconde, plus grave, et celle-ci à une autre sans aucun espoir de voir se rompre cette dynamique impitoyable.
Il n'est pas besoin pour entraver l'injustice d'attendre une miraculeuse unanimité spontanée contre elle. Beaucoup d'hommes qui hésitent à se prononcer le feront dès lors que quelques-uns leur en auront donné l'exemple. Alain cite Socrate. Le philosophe athénien est bien connu pour n'avoir pas gardé la langue dans sa poche, pour avoir au contraire mis en difficulté tous ceux, politiciens, idéologues, prêtres, hauts fonctionnaires, etc. qui commettaient ou qui couvraient les injustices. Certes ils lui ont réglé son compte, mais qu'est-ce que ça prouve ? Certainement pas l'inutilité de la protestation : on ne se débarrasse pas du prophète s'il ne prêche que dans le désert. Si on le fait taire, c'est évidemment parce qu'il est entendu. Toutefois il faut bien dire qu’en 399 il est déjà bien tard. Socrate a fait ce qu'il était en son pouvoir de faire, mais longtemps auparavant ses concitoyens auraient dû refuser de céder aux sirènes de la démagogie. Je veux dire refuser les facilités de la politique de Périclès. Platon sur ce personnage exprime un jugement sans équivoque. Les historiens d'aujourd'hui au contraire l'encensent parce qu'il a accédé aux désirs du peuple. C'est précisément ce que Platon lui reproche, non que la voix du peuple soit méprisable, mais parce qu'il est de la responsabilité du politique de s'élever contre elle lorsque ses revendications sont injustes.
Je dis le politique et non le politicien ou l'homme d'Etat. L'homme d'Etat gouverne, c'est un technicien. Le politique intervient dans le débat populaire pour éclairer ses concitoyens. Ce n'est pas qu'il croie ses lumières supérieures à celles des autres, mais il apporte sa contribution. En ce sens tout le monde est politique, dès qu'il participe au débat. Or c'est un devoir de le faire, parce que la bonne orientation politique, celle de la justice, apparaîtra d'autant moins spontanément au peuple que les hommes d'Etat, naturellement enclins à user pour eux-mêmes du pouvoir et à le conserver, savent s'entourer d'une cour de beaux parleurs stipendiés. Les écrans de télévision et les journaux sont remplis de discours qui plaident en faveur des pouvoirs. Dira-t-on que l'opposition s'exprime elle aussi ? Mais elle est faite d'autres politiciens, qui ont déjà exercé le pouvoir, qui y ont commis les mêmes injustices et les mêmes abus, qui les commettront de nouveau quand ils y retourneront. Ce n'est pas leur démagogie qui peut contribuer au débat politique. Leurs discours tout autant que ceux du gouvernement en place visent à obtenir des citoyens une délégation de pouvoir, un blanc-seing, un abandon de souveraineté. C'est pourquoi face à tout ceux qui plaident en faveur des pouvoirs, Alain plaide contre eux. Il faut inlassablement rappeler au peuple une vérité simple, à savoir que les pouvoirs sont ses serviteurs et non ses maîtres. L'administration est une fonction, très qualifiée assurément, mais le choix de la politique à suivre ne relève pas d'elle. Elle est au contraire un instrument au service de celle-ci, déterminée par le peuple souverain, et elle doit s'y subordonner.
Je ne reviens pas sur ce que doit ce texte à Platon, qu'il évoque à plusieurs reprises. Mais je veux remarquer rapidement ce qu'il doit à Spinoza et à Rousseau. La revendications d'une entière liberté de parole jointe à une obéissance sans faille revient au premier. Au second appartient l'opposition de la souveraineté, populaire par essence, et du gouvernement, dont on attend qu'il soit l'administrateur le plus compétent possible. Voilà dans quelle mesure la philosophie politique d'Alain s'inscrit dans la lignée ouverte par ses prédécesseurs. Ce qu'elle a de neuf, c'est l'idée d'un refus obstiné du citoyen à tous les pouvoirs, arrogants par essence.
Source : Cours d'Ybes Dorion - Association les Amis d'Alain