L’internationalisation des économies n’est pas un phénomène nouveau ; songeons par exemple à la Méditerranée du 12ème siècle, à la découverte de nouvelles voies commerciales au 16ème siècle, ou à la division internationale du travail, si chère à Smith ou Ricardo et qui n’a cessé de progresser depuis la révolution industrielle du 18ème siècle. Ce qui est nouveau, c’est la rapidité avec laquelle se multiplient les échanges et les interconnexions à l’échelle de la planète. Les exportations mondiales de marchandises sont passées de 11°/° à 18% du PIB mondial au cours des 20 dernières années. Les services qui représentaient 15% du commerce mondial en 1980, dépassent maintenant 22%.Dans l’ensemble du monde, une opération boursière sur 7 est conclue avec un cocontractant étranger. La valeur des ventes mondiales de filiales étrangères de sociétés multinationales est sans doute aujourd’hui supérieure à la valeur totale des exportations mondiales.
La mondialisation se traduit par l’élargissement et l’intensification des liaisons internationales et des activités commerciales et financières. Elle provient de trois facteurs :
· Une poussée généralisée vers la libéralisation des échanges commerciaux et des marchés de capitaux
· L’internationalisation croissante des stratégies de production et de distribution des entreprises
· L’évolution technologique qui de plus en plus contribue à éliminer tous les obstacles à la circulation internationale des biens et services et à la mobilité des capitaux.
Les marchés s’étendent, un nombre croissant de services deviennent échangeables, et les capitaux circulent entre pays et régions du monde sous des formes de plus en plus variées, à la recherche d’investissements profitables. Nous avons affaire à une véritable révolution structurelle dont l’origine remonte aux années d’après guerre.
1. Le triomphe du libéralisme économique
Ce bouleversement est lui même dû à plusieurs facteurs. Bien sûr, le progrès technologique, mais aussi l’ouverture des marchés grâce au GATT, puis à l’OMC, la banque mondiale, et le FMI ont participé à une vague sans précédent de libéralisme . Tous ont profité de l’effondrement des régimes communistes, et de l’ouverture économique des pays en développement, en Asie et en Amérique latine. L’expansion des marchés a été également stimulée par la baisse des obstacles tarifaires. En 1950, la charge douanière frappant les produits industriels s’élevait en moyenne à 40°/°.Désormais après application des clauses de l’Uruguay round, le droit d’entrée dont le taux moyen est inférieur à 3°% ne joue pratiquement plus aucun rôle. Le nouvel ordre commercial mondial régi par l’OMC pousse à une intégration de plus en plus forte de l’économie planétaire. L’économie mondiale ne se limite plus au seul espace de l’OCDE..
Grâce à l’ouverture des pays d’Amérique latine, d’Asie du Sud -Est et d’Europe de l’Est, le nombre de clients potentiels des pays industriels devrait augmenter de 1,5 à 2 milliards dans un laps de temps relativement court. En Chine, en Indonésie, en Inde, la classe moyenne devrait compter 700 millions de personnes d’ici 2010, contre un peu plus de 100 aujourd’hui. Dans le même temps, entre 700 millions et un milliard de personnes désireuses de travailler, s’ajoutent à celles que compte aujourd’hui le marché mondial du travail.
Il en résulte que prés des trois quarts de l’Humanité vont bientôt participer à la vie économique mondiale en appliquant les recettes de l’ouverture des marchés et de l’économie libérale.
Pour la première fois dans l’histoire, un marché qui s’étend à l’ensemble de la planète et non plus seulement à un nombre restreint de pays industrialisés est en train de naître.
2. Un village planétaire marchand
Cet espace économique offre un gigantesque potentiel de main d’œuvre et de consommateurs qui provoquera un déplacement des centres de gravité économiques. L’exaspération de la concurrence pousse les entreprises à comprimer par tous les moyens possibles, leurs coûts de production et notamment le coût du travail : d’où la pression à la baisse des charges et salaires, le transfert d’emplois à l’étranger, ou l’externalisation d’un certain nombre de fonctions.
Sans correctifs puissants, la mondialisation présente deux risques majeurs :
- l’exclusion , dans tous les pays ,de tous ceux qui n’ont pas les atouts suffisants pour supporter une concurrence sauvage, parce que sans réelle régulation
- ’exclusion de portions entières de certains continents qui ne présentent d’intérêt ni pour les investisseurs ,ni pour les marchands (l’Afrique sud -saharienne) .
Compte tenu des processus actuels de décision politique à l’échelle planétaire, et de l’échec de solutions alternatives, la mondialisation semble à la fois un phénomène inéluctable et irréversible.
Les réflexes identitaires et communautaires , fussent ils à l’échelle des Etats-Nations, seront sans effet face à la mondialisation et à la puissance que représente une telle convergence d’intérêts.
Le seul véritable choix qui se pose et qui nous semble essentiel est celui d’un marché non régulé ou d’un marché régulé sur lequel puisse s’effectuer un contrôle démocratique. Tout autre débat n’est que perte de temps et laisse autant de champs libre aux partisans de l’ultra libéralisme
3. Guerre ouverte contre la puissance publique
La logique même de la supranationalité des processus de décision économique est de limiter les pouvoirs de la puissance publique et de la neutraliser pour qu’elle n’entrave pas le libre jeu du marché ou plutôt permette sa. confiscation par les multinationales. L’adage bien connu « diviser pour mieux régner » est alors son meilleur et plus naturel allié et le plus grand ennemi de la démocratie.
La division que va provoquer et entretenir la mondialisation économique n’est plus dans l’organisation du travail, mais dans celle de la puissance publique et politique, et de deux façons, horizontale et verticale.
Son intérêt est d’abord, d’encourager le maintien d’ Etats-Nations, pour mieux les opposer entre eux au motif de la défense et la préservation des spécificités culturelles. L’identité de chacun peut ,bien sûr , être respectée et même consolidée, à condition qu’elle soit compatible avec…l’installation des Mac’ Donald, la consommation de Coca Cola, que les banques centrales soient indépendantes, et que chaque Nation s’incline avec déférence devant les nécessités du libre-échange et du marché. Bien sûr, celles qui joueront le jeu avec zèle, seront encouragées, par des moyens privilégiés de redistribution, tandis que les autres seront exclues ou affamées.
Pour mieux encore les neutraliser, un autre type de division de la puissance publique sera encouragé par la « World Cie » de façon verticale pour bien la prendre en sandwitch : le pouvoir de décision des Etats Nation devra être partagé entre deux autres niveaux décisionnels : supranational, d’une part, local, d’autre part.
Au niveau supranational, l’Europe, l’Union des pays du Maghreb, des pays africains ou d’Asie devront limiter les pouvoirs économiques de chaque Nation et par là même l'instabilité qui en résulte de façon à ne pas perturber la mondialisation des échanges.
Au niveau local seront encouragées décentralisation et déconcentration politiques et administratives , vidant en plus de tous moyens et pouvoirs réels l’échelon national, pourtant seul représentatif dans la plupart des pays de la puissance publique et de sa représentation politique .
Il est alors aisé de maintenir artificiellement l’échelon national pour préserver un affichage démocratique de façade totalement dépourvu de moyens d’action. Le prétexte invoqué est pour la supranationalité, l’optimisation des moyens et la compétitivité, pour l’échelon local, le rapprochement des pouvoirs les plus insignifiants du citoyen.
Pour renforcer tout ce dispositif, il suffit à « la World Cie » d’investir ensuite le domaine culturel : encourager les revendications ethniques et religieuses, les velléités d’indépendance, et toutes les formes de communautarisme, bref de financer l’affirmation du pluralisme culturel en retournant contre la démocratie les valeurs même dont elle est issue.
Un système informel sans véritable décideur
La stratégie est presque parfaite. A la puissance économique mondiale, correspond l’impuissance et l’éclatement de la puissance publique et donc de son seul et véritable contre pouvoir. La combattre et lui imposer ce qu’il convient pudiquement d’appeler des outils de régulation, est difficile, car personne ne dirige, ne représente, ni ne pense vraiment la puissance économique mondiale, la World Cie.
Elle s’impose et se développe par simple logique et convergences d’intérêts. Finis les temps confortables de l’opposition entre les ouvriers et les patrons, les classes laborieuses et les représentants du grand capital ! Les patrons d’autrefois, managers d’aujourd’hui, sont eux mêmes neutralisés, parce qu’interchangeables.
La puissance économique mondiale s’est érigée en système par convergence d’intéréts . Ce système est totalement indépendant des pouvoirs des individus qui le composent et doté d’une véritable stratégie de défense.
Une valeur centrale : l’individu consommateur et facteur de production
Personne ne décide vraiment, la World Cie est impersonnelle. Elle se protège et se consolide par le morcellement et l’opposition des puissances publiques et de leur représentation politique. Elle se nourrit d’une valeur centrale , conception unique et universelle de l’Homme : « L’individu est un consommateur et un facteur de production, à défaut il n’existe pas ».
Pour que la démocratie s’exprime avec force dans ce contexte, il lui faut une organisation politique ,digne de ce nom , suffisamment légitime et puissante pour imposer sa volonté, face à la puissance économique mondiale.
Cette légitimité ne peut plus reposer sur les intérêts catégoriels de telle ou telle région du monde, ni des seuls Etats-Nations dont les oppositions sont autant de divisions et d’affaiblissement face au marché mondial.
La démocratie doit donc désormais s’appuyer sur une conception universelle de l’individu, citoyen du monde, formé et informé pour le comprendre, et doté de droits inaliénables, quels que soient ses origines culturelles, et son cadre ou territoire de vie. C’est en ce sens que l’exception française républicaine est à la fois un enjeu pour la démocratie et un laboratoire , pourvu qu’elle soit prise dans son acception universaliste.