République, oui, nationalisme non
...si dès le XIXe siècle, envisager la nation revient à penser l’unité, réciproquement, quand un théoricien se montre sensible à la valeur de la diversité, il récuse l’idée nationale. Ainsi, le philosophe Alain (...) note dans ses cahiers personnels que la nation est « une ombre sans forme », parce que les régions de France sont trop différentes pour qu’on puisse y discerner la moindre unité :
[…] lorsque l’on compare un Normand à un Toulousain, et l’un et l’autre à un Breton, réellement on n’aperçoit plus le lien qui fait de la France un être. Ce n’est pas que nous ne sachions quelle est l’essence de la cité et comment elle dure comme une île au milieu du fleuve ; mais cette idée ne nous apprend rien sur les grandes nations qui vivent maintenant. Rentrés dans la caverne, nous n’arrivons pas à retrouver sur le mur même une esquisse imparfaite de la Cité ; […] France, Angleterre, réellement ces ombres sont sans forme. [1 ]
(...) la réflexion d’Alain (...) dans le sillage de l’Affaire Dreyfus, cherche à désarmer les prétentions des nationalistes français, n’est [pas] neutre. Mais ces remarques nous rapprochent de la spécificité du cas français, car elles jouent sur un registre d’oppositions qui relève moins du problème de la nation que de catégories de l’appartenance politique dominantes en France. Quand il parle d’une « ombre » et de la « caverne », dans une allusion transparente au livre VII de la République de Platon, Alain indique que la nation n’est pas un concept politique rationnel, mais appartient aux fantômes de l’illusion. Il la dévalorise au profit de ce qui lui apparaît dans d’autres textes comme la vraie source de l’union politique : des relations réfléchies entre membres de la communauté prenant des décisions qu’ils jugent raisonnables et qui se manifestent dans le débat démocratique et les élections qui en résultent. Alain ne nie nullement le rôle des passions en politique, mais il pense qu’elles peuvent, et dans une société bien ordonnée, doivent, se mettre au service de la raison.
Alain inaugure un type de réflexion qui finit par constater que la nation est – selon une formule radicale que j’ai risquée autrefois – une « hallucination » [2 ], ou du moins, pour emprunter aux thèses désormais classiques de Benedict Anderson, une « communauté imaginée » [3 ]. Dans cette imagination au travail, l’identité représente l’affect : si l’on parle en effet de sentiment national, c’est que le grand succès de l’idée de nation a été de croiser des passions et des appartenances politiques, situant l’appartenance au groupe à un niveau infra-rationnel. C’est de cette disjonction de la raison et de la nation que la critique « alinienne » tire sa source.
Dans l’histoire française, cette position représente un retournement considérable du républicanisme classique, qui avait étroitement associé la nation et la république, la raison et la passion patriotique, y compris dans les circonstances les plus sordides. C’est aux cris de « vive la nation, vive la République », que fut accueillie, dit-on , la présentation de la tête sanglante de Louis XVI au matin de sa décapitation.
Notes :
[1 ] Alain, Cahiers de Lorient, éd. Maurice Savin, 2 vol, Paris, Gallimard, 1964, pp. 183-184.
[2 ] Thierry Leterre, Three lectures on citizenship, individuals and justice, coll. « Governance in southern africa », Bellville, South Africa : School of Government, University of Western Cape, 1999.
[3 ] Benedict R. O’G. Anderson, Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism, London, Verso, 1991.
Thierry Leterre — Alain et la nation
Extrait de « Une identité au pluriel ? » - Regards sur l’actualité, numéro consacré à « L’identité nationale en débat » n° 358, février 2010, p. 25-32. http://alinalia.free.fr/spip.php?article229